Je sillonne et explore les couloirs de la bibliothèque. Le son du silence, l'odeur du papier, l'effleurement des livres du bout des doigts m'imprègnent jusqu'à recevoir l'invitation indicible de l'un d'entre eux. À cet instant, c'est un ouvrage consacré aux tribus indiennes d'Amériques du Nord.
La main sur la première de couverture, se manifeste à moi cette même pensée avant chaque mystérieuse lecture : " Vais-je croiser le chemin et entrevoir la splendeur d'un être dont le regard et la présence vont m'insuffler l'élan impérieux de peindre ". J'ouvre le livre. Un voyage vient de commencer.
Page après page, je m'attarde sur chacun des visages. Certains retiennent plus mon attention que d'autres, jusqu'à rencontrer celui que je suis amenée à reconnaître. Le temps se suspend. L'espace s'expanse. Secrètement, nous marchons l'un vers l'autre.
Le regard franc, la peau sculptée par le soleil, le visage et le torse ornés d'ocre rouge, l'allure noble et majestueuse - je suis émue, touchée, saisie... inspirée. Traversée par une vibration, j'entends un appel ! Un appel d'être une voix et de le peindre. Nous nous regardons, ou plutôt, nous nous percevons. Présent l'un à l'autre, je suis intimement guidée à déposer la peinture sur la toile, afin de restaurer et promouvoir la dignité et la mémoire qui est la sienne - et faire de son peuple, une légende.
Je parsème ici et là dans l'atelier et autour de la toile vide, plusieurs photos du visage imprimé de différentes nuances de gris. Dans le calme et la concentration, je m'imprègne de la présence de l'être qui constelle les murs. Je l'observe consciencieusement, autant par un regard détourné que lointain, qu'en m'asseyant sur une chaise face à lui. Ce sont les prémisses de l'oeuvre, l'espace-temps d'un ailleurs où nos énergies se contemplent et conversent au-delà des mots. Quelques jours s'écoulent, et de manière inattendue et soudaine, un souffle m'envahie. Une impulsion créatrice se manifeste. J'étends la toile sur le sol. Ce qui était imperceptible s'apprête à se révéler.
Face au visage, je commence à préparer les couleurs qui apparaissent d'elles-même. Elles sont le reflet de son être et l'écho de son âme. Une à une, elles m'entourent, m'imprègnent jusqu'à ce que les couleurs de nos énergies se mêlent, s'unissent. Notre tête-à-tête embrasse l'Unité primordiale. L'artiste est en train de traduire et manifester l'impalpable, et l'impalpable traverse et anime l'artiste.
Les couleurs sont définies, prêtes à se mouvoir avec l'énergie du vide qui remplit la toile de sa présence. Le vide, une source de vie pleine et intarissable. Un espace de rencontre entre l'individu et l'universel. Un état de conscience, d'où émerge la création de toute chose. Face à lui, le silence des espaces infinis.
Reliée à l'eau, elle porteuse de la mémoire des mondes, je m'avance vers elle pour réaliser les fonds de l'oeuvre. De son corps incolore, j'inonde l'ensemble de la toile, puis, y dépose les couleurs. Elle est le mouvement qui les transporte et les emmène, et l'accalmie qui les dépose et les enracine. Je répète ce procédé plusieurs fois. Les masses, les pleins et les vides s'agencent et prennent place, jusqu'à ce que leur superposition laisse entrevoir l'âme du visage. L'expression d'un regard s'entrevoit. À la rencontre de l'eau, l'immatériel se manifeste.
Par ses volumes et ses teintes, ses formes et ses mouvements, les fonds sont établis. Avec une craie blanche, je commence l'esquisse du portrait. Les traits se construisent et se succèdent. L'émergence d'un face à face advient. Le visage est rendu public.
L'ébauche va s'animer par le travail des ombres, une plongée dans les profondeurs obscurs et cachées de l'être. C'est donc d'un mélange de brun, de bleu, d'une pointe de carmin et d'une respiration que le premier coup de pinceau est déposé. L'éternelle coexistence de l'obscurité et de la lumière va révéler l'esprit de l'être que je peins.
Les couleurs sont invitées à rejoindre les ombres et à donner vie au visage. Sur lui et moi, elles agissent, me provoquent et m'éveillent. Me voilà hors du temps, présente à ce qui est. J'observe, je peins, je suis le souffle, et pendant des jours, mes mains parcourent la toile. Les couleurs sont à leur tour illuminées par des éclats de lumière. L'intensité me mène à la paix.
L'oeuvre touche à sa fin. Les âmes sont mises en résonance. Le regard pénétrant, l'observateur devient l'observé. Une splendeur émane du visage et mes yeux le contemple. Là où le ciel et la terre se rejoignent, une étreinte d'amour et une reconnaissance ont eu lieu. En présence l'un avec l'autre, nous nous regardons - et nous disons : " Je te vois ".
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